Spaghs et confettis

Peter arriva au travail de très bonne humeur. Il avait enfilé un joli blazer acheté en soldes chez Zara Hommes, à la fois sobre et classe, et un pantalon droit qui soulignait parfaitement le galbe de ses fesses qu’il entraînait régulièrement au fitness à grand renfort de squats. Ses mocassins en cuir cognac, dénichées à Milan, claquaient agréablement sur le sol fraichement ciré du couloir menant à la réunion. Pour la petite touche d’extravagance, une paire de chaussettes colorées décorées de fraises souriantes complétait finement le look. Il espérait secrètement que ses collègues les remarqueraient. Car c’était là tout l’intérêt de ce type de chaussettes, il l’avait bien intégré au fil de ses stages en tant que junior de grandes boîtes à l’issue de ses études : attirer l’attention. Elles représentent l’accessoire parfait pour renvoyer l’impression de posséder un trait de personnalité C·R·E·A·T·I·F, sans toutefois passer pour le dernier fou du bus. Un petit clin d’oeil rappelant qu’on est cet élément capable de think out of the box, mais sachant garder la tête froide et les pieds sur terre lorsque les circonstances. Et c’était précisément ce type d’employé·e que Peter aspirait à être, et auquel il s’efforçait de ressembler jour après jour, quitte à y consacrer peut-être un peu trop de temps et d’énergie qui auraient pu être dédiées à d’autres activités plus fondamentales… Quoi qu’il en soit, en passant un rapide coup d’oeil sur la silhouette de Peter se découpant sur le seuil de la salle du meeting du jour, on tirait rapidement comme conclusion qu’il était un collaborateur motivé et tout à fait disposé à participer activement à ce feed-back retro and review *insérer ici d’autres mots anglais dont personne ne connaît vraiment le sens mais qui donnent l’impression que l’organisateur·ices maîtrise le sujet sur le bout des doigts*. 

Peter déposa son latte macchiatto au lait d’avoine supplément shot d’espresso sur la table, à distance raisonnable de son nouveau Mac, jeta un rapide coup d’oeil sur sa montre Maurice Lacroix (quatre minutes d’avance, timing parfait), balaya la salle du regard, et dû malgré tout réprimer un frisson d’horreur lorsqu’il découvrit l’inscription sur la slide de titre de la présentation PowerPoint : Warning : *The fun nature of the game will create a memorable experience for everybody*. Un jeu. On lui vendait une réunion super extra importante que l’on a l’interdiction formelle de manquer, et iels allaient jouer à un jeu. Il s’était levé et avait roulé une heure pour jouer à un JEU. Inspirer. Expirer. Ok. Soit. Il prendrait sur lui. Si c’était la condition pour faire un pas de plus vers la promotion, il serait même le meilleur joueur·euse de cette partie, celui qui se distinguerait par ses idées lumineuses, et ce, quel que soit le jeu. Il avait toujours eu des facilités à comprendre les règles, à les assimiler rapidement, et surtout à en exploiter toutes les failles pour en tirer profit. Et le monde du travail, à bien y réfléchir, ressemblait très souvent à un jeu. Il allait donc sans l’ombre d’un doute s’en tirer à merveille, comme d’habitude.

Autour de la table en U se trouvaient les autres membres de son secteur. Il les jaugea d’un coup d’oeil, l’un·e après l’autre, se sentant l’âme d’un boxeur sur le ring. Madelyn se rongeait les ongles de la main gauche tout en tapant fébrilement sur son clavier de la main droite. Une division des tâches cruellement inefficace. Et leurs supérieur·es s’étonnaient encore de son manque d’efficacité. Elle paraissait inquiète et agitée, ce qui signifiait qu’il ne faudrait pas minimiser ses forces lors de l’exercice, car on sait bien que le stress peut décupler les performances lorsqu’il est canalisé et exploité à bon escient, c’est-à-dire lorsque l’individu parvient à le tourner à son avantage. À sa gauche, Hector. Le quarantenaire, et également l’employé le plus ancien de la boîte, affichait une expression neutre, ni spécialement enthousiaste, ni véritablement blasée. Il sirotait un thé au citron sans sucre qu’il touillait machinalement de temps à autres en attendant, son laptop fermé devant lui, que l’organisatrice de l’événement prenne la parole. Il était habitué de ce type de réunion, il pourrait compter sur son expérience. En face, Sara paraissait exaltée, un sourire au moins aussi ample que le bas de ses pantalons pattes d’éph dévoilant une rangée de quenottes plus familières du café que des poils de brosse à dents. Un paquet de cigarettes dépassait de son sac à main. Plusieurs éléments qui, faute d’être révélateurs d’un style de vie sain, avertissaient au moins qu’il serait judicieux de se méfier de son cerveau à ce point habitué aux produits dopants et aux shots de dopamine et sérotonine. À ses côtés sa compagne de bureau, Irena. L’italienne parlait plusieurs langues couramment, elle avait étudié dans trois universités réputées en Europe et détenait par conséquent trois diplômes, dont un d’ingénieure qu’elle adorait mentionner en toutes circonstances. On pouvait compter sur elle pour les services quelque peu techniques. C’était elle qu’on appelait pour caler les tables bancales, par exemple. Ou pour redresser les pieds de lampes lorsqu’elles se courbaient un peu trop. Elle avait vraiment un compas dans l’oeil et cherchait partout les angles (et pas seulement parce qu’elle louchait quand elle regardait trop longtemps son téléphone), sans chercher par contre à les arrondir. Avec Irena, c’était soit blanc, soit noir. Les chiffres ne mentaient pas, n’enjolivaient rien, et elle non plus. Même la cheffe, Pauline, pourtant de plusieurs années son aînée, et également sa supérieure directe, peinait à lui imposer le respect que l’ordre hiérarchique aurait dû automatiquement lui inspirer. Cette dernière affichait aujourd’hui un air purement décontracté. L’idée de la réunion venait d’elle, c’était donc logique qu’elle nage en pleine confiance. Peut-être même qu’elle savait déjà à quel jeu les membres de l’équipe allaient s’affronter, Pauline aimait bien avoir un temps d’avance sur tout le monde. Rien d’étonnant par ailleurs qu’elle ait eu l’idée du jeu, car elle aimait que ses troupes fassent montre d’un esprit de compétition en toutes circonstances. Sans cela, comment adopter la bonne attitude sur le marché du travail ? C’est sans doute pour cette raison qu’elle adorait asséner à chaque entretien d’embauche : quand tu es à ton maximum, fais-en encore plus. Le pas plus loin, c’est ça qui saura faire la différence. Elle savait vraiment comment encourager les personnes dont elle s’entourait. Le discours avait sans grande surprise tout de suite conquis Peter, bien qu’il ait toujours fait plus que tout le monde sans avoir besoin qu’on le lui répète, il faut avouer que ça faisait sacrément du bien de voir que d’autres que lui refusaient de se reposer sur leurs lauriers.  Pauline avait conclu l’entretien en glissant qu’elle souhaitait que les collaborateur·ices s’informent sur les avancées technologiques utiles à l’entreprise durant leur temps libre, sur leur propre initiative et mû·es par un intérêt personnel. Un problème pour vous, Peter ? Evidemment que non, qui ne le faisait pas déjà ? Cette Pauline, toujours le mot pour rire. Il s’était baissé pour farfouiller dans son sac – s’était cogné l’arrière du crâne sous le bureau – jusqu’à brandir fièrement le livre La suite office pour les nuls. Il avait été engagé sur le champ. Finalement, tout au bout de la table, Tim le stagiaire et Max le chieur (c’est vraiment son surnom, veuillez pardonner à la narratrice sa candide crudeur) semblaient absorbés dans une conversation sérieuse, tous deux les sourcils froncés. De loin, Peter en perçut quelques bribes : ils ont tenté le coup, mais c’était clairement mal calculé… c’est vrai, leur stratégie était bonne, mais pour l’instant, ça ne se traduit pas en résultats concrets… on sent que la pression est là, il va falloir trouver une solution pour redresser la barre… sinon on va droit dans le mur… Même à huit heures du matin, Max arrivait à casser les burnes de tout le monde en déblatérant sur les chiffres catastrophiques du dernier trimestre. Tim devait sûrement produire un effort surhumain pour ne pas perdre le fil.  et tu as vu les analyses de la deuxième partie ? …chacun essaie d’imposer son rythme …ça manque de coordination…on a besoin de forces supplémentaires pour concrétiser… il va falloir trouver la bonne idée au bon moment, et rebondir pour capitaliser…Ouais je suis d’accord le Real fait pas fort fort cette saison. Ah d’accord. Aucun adversaire bien sérieux donc de ce côté-là non plus, puisque ce n’étaient pas les neurones de deux fans de foot qui menaçaient de détourner la trajectoire des projecteurs.

Une dame débarqua enfin, une petite télécommande dans une main et une étrange cargaison dans l’autre. Elle sortit du cabas bleu électrique deux faisceaux de spaghettis, deux paires de ciseaux, deux morceaux de ficelle pour bricolage, deux petits cylindres blancs et deux longs morceaux de scotch. Elle plaça un exemplaire de chaque objet d’une part et d’autre de la pièce, un sourire énigmatique au coin des lèvres, puis vint se replacer face au petit groupe. Tout le monde se tut, sauf Max qui gémit brièvement à la fin d’un long bâillement. 

– Bonjour tout le monde ! dit la dame avec un peu trop d’entrain. Je m’appelle Solène. J’espère que vous êtes en forme aujourd’hui, car, à la demande de votre direction, j’ai été mandatée pour que nous partagions cette matinée ensemble. Nous avons du pain sur la planche, ou plutôt, des pâtes dans la casserole (ah, ah, ah). Avant que nous passions aux choses sérieuses : le review retro and feedback *insérez ici une série d’autres mots vides, les mêmes qu’auparavant, ou d’autres, si vous partagez l’énergie créatrice de notre sympathique Peter*, je souhaitais vous demander si l’un ou l’une d’entre vous avait déjà eu la chance, par le passé, de participer au fameux défi du marshmallow challenge ? 

Gros blanc dans la salle. C’en est presque gênant.

« D’accord. Alors permettez-moi de vous en expliquer les règles. C’est très simple. »

Peter tendit particulièrement l’oreille. Tim sortit son téléphone. Madelyn continua de pianoter fébrilement sur son PC portable. Max bâilla une nouvelle fois à s’en décrocher la mâchoire. Pauline se redressa sur sa chaise. Irena sortit son calepin et s’empara du crayon qu’elle gardait en permanence coincé derrière son oreille. Sara battit des mains. Hector ne bougea pas, attendant sagement la suite.

« Tout d’abord, veuillez ranger vos téléphones portables, et débarrasser les tables des ordinateurs. Vous n’en aurez pas besoin. »

Madelyn blêmit, visiblement alarmée de devoir repousser de quelques heures les coches qu’elle souhaitait placer dans les carrés violets correspondant aux tâches urgentes qui encombraient sa to do list. Elle obéit néanmoins. Tim grogna et fit prestement disparaître son iPhone dans la poche avant de son pantalon de jogging, mais personne ne remarqua qu’il n’avait pas ôté ses AirPods. 

« Vous allez former deux groupes de quatre personnes. Quatre, c’est le bon nombre, car à trois il nous manque deux mains et à cinq on a deux mains de trop, c’est mathématique. C’est aussi vrai que deux et deux font quatre. La preuve par A et par C que quatre est le bon nombre. Vous aurez 18 minutes, et attention pas une seconde de plus, pour bâtir la tour la plus haute possible, en utilisant le kit à votre disposition: 20 spaghettis, 1 mètre de ficelle, 1 mètre de scotch, 1 paire de ciseau et 1 marshmallow. La tour doit répondre à quelques exigences. Elle doit être la plus haute possible, elle doit être stable, et à son sommet doit tenir le marshmallow. Des questions ? »

« On a le droit de regarder des tutos Youtube ? »

« Non. »

« On peut utiliser d’autres objets ? »

« Non, seulement le kit. »

« Ou alors les autres meubles de la pièce ? Les meubles, c’est pas tout à fait comme des objets. »

« Non, seulement le kit. »

« Tsss elle l’a déjà dit »

« Tu crois qu’on a le droit de quand même prendre, je sais pas moi, une agrafeuse ? »

« Qu’est-ce que tu voudrais faire avec une agrafeuse ? »

« S’il vous plaît, arrêtez de chuchoter. Si vous avez une question, je suis là pour y répondre ! »

« Ok… Alors, pourquoi on fait ça, au juste ? » Une bombe lâchée par Max. Les têtes se tournent en choeur vers Miss Corporate, qui n’a pas l’air plus que ça déstabilisée, et croit même charmant de faire précéder sa réponse d’un clignement d’oeil en direction de Pauline. Parfait, elles sont en phase. Elle ouvre les mains et grand la bouche avant de répondre.

« Fabuleux, Max ! Merci pour ton engagement et ton implication active dans le groupe.  À quoi ça sert ? Et bien, pour répondre à ta très pertinente question de manière développée et précise, nous allons ensemble tâcher de le découvrir ! Le challenge est avant tout une experience. Il doit permettre à chacun et chacune d’avancer à son rythme et de tirer ses propres conclusions, puis nous mettrons en commun vous réflexions et réfléchirons aux mesures à appliquer qui pourront booster la rentabili… pardon, qui ne manqueront pas d’améliorer la qualité de votre fonctionnement en tant que team ! »

(Avez-vous remarqué l’absence d’accent sur le mot experience ? c’est de l’anglais et pas du français, ça sonne toujours un peu mieux dans les entreprises, signe de bilinguisme et par conséquent de compétence). Ce genre de détail n’échappe jamais à Peter. Il connait les codes. Il sait d’ailleurs que le discours de Solène n’est que marmelade, et que le « jeu » n’a pas d’autre objectif que celui de révéler à Pauline les meilleurs éléments de son équipe afin de la guider dans le choix de l’heureux ou heureuse bénéficiaire de la promotion alléchante au poste de Chief Visionary Synergy Officer, emploi de haut niveau dédié à l’alignement stratégique des dynamiques transversales et à la maximisation des synergies interfonctionnelles au sein de l’organisation. Peter lui-même ne savait pas encore concrètement quelles seraient les tâches liés à cette nouvelle fonction récemment créée par le groupe de direction. Et ce, en dépit de l’annonce qu’il avait vue passer à l’interne,  et que ses supérieurs ne s’étaient pas caché d’avoir rédigée avec la supervision experte de ChatGPT. Y étaient décrites les missions suivantes : 

  • Définir et incarner une vision transformative pour catalyser l’innovation disruptive à travers des approches holistiques. 
  • Optimiser la synergie des parties prenantes, en assurant une convergence fluide entre les équipes cross-functional et les écosystèmes business émergents. 
  • Faciliter la scalabilité des process adaptatifs en anticipant les tendances paradigmatiques du marché. 
  • Pérenniser la culture du « New Corporate Midnset », en alignant les valeurs d’entreprise sur des KPIs d’impact à forte valeur ajoutée. 
  • superviser l’orchestration des stratégies d’engagement agile, en mettant en place des roadmaps d’accélération co-création avec les stakeholders internes et externes. 

Le profil idéal jouissait de plus de quinze années d’expérience dans un environnement corporate en transformation digitale, avait prouvé sa capacité à développer des frameworks de thought leadership et à implémenter des stratégies high-level de game-changing business impact, disposait de solides connaissances en storytelling stratégique, en networking et en gestion de l’ambigüité, et nourrissait une passion de longue date pour le design thinking appliqué à l’évolution des process métiers.

Peter était admiratif de cette annonce claire et à la formulation efficace, bien qu’il ait un peu sur le mot « écosystème », qui lui rappelait de vagues souvenirs de ses débuts d’étude en biologie. Il balaya une dernière fois ses non concurrent·es des yeux avant que Solène ne reprenne la parole : « Ok, formez les équipes, et prévoyez une personne de chaque groupe qui prendra des notes afin de documenter l’expérience ». Tim et Max se resserrèrent, unis par l’amour du football et de la testostérone, et furent bientôt rejoints par Sara et Pauline, qui voulait visiblement prévenir les crasses du stagiaire. Ce qui laissa Peter avec Madelyne, qui paraissait prête à se décomposer, Hector et Irena. Sans surprise, Hector se proposa spontanément pour prendre des notes. « Prêts ? Trois, deux, un… et c’est partiiiiiiiii ». 

Fébrilement, les mains se mirent à attraper aux hasard les outils et matériaux et à simuler d’étranges combinaisons : un spaghetti dans le trou des ciseaux pour y passer les doigts, le ruban adhésif autour du marschmallow, de la ficelle entortillée sur la table… Les deux premières minutes s’écoulèrent sans rien de constructif. Peter commença à s’impatienter, l’idée de génie tardant à s’imposer à lui. Il rassembla tous les éléments devant ses yeux, et devant ceux ahuris de ses coéquipiers, et leur interdit formellement de toucher à quoi que ce soit. Hector griffonna quelque chose dans son calepin, et Irena hocha la tête non sans masquer sa désapprobation. Mais le groupe avait besoin d’un leader, et c’était incontestablement lui le mieux placé pour incarner ce rôle. Dans ce genre d’exercice, le modèle hiérarchique faisait toujours ses preuves : un cerveau coordonne les opérations et les autres exécutent. Il ferma les yeux et réfléchit intensément à sa construction de navire Lego offerte par son père pour ses 38 ans, depuis 5 ans posée sur l’étagère de son salon, pour booster sa confiance. Il avait mis une semaine à la construire, et y était bien parvenu. Ce n’étaient pas trois spaghettis et un morceau de ficelle qui allaient avoir raison de ses compétences de résolution de problème ni de son esprit d’innovation. Il osa un regard du côté du groupe rival, qui semblait étonnamment prendre un certain plaisir à l’exercice. Tim se balançait au rythme de ses AirPods et enroulait de la ficelle autour des tiges de pâtes, pendant que Sara était concentrée à bâtir une espèce de socle. Pauline découpait des morceaux de ruban adhésif entre ses incisives, un filet de bave coula sur la table. Peut-être leur fallait-il également un socle ? Pendant ce temps, Solène déambulait entre les deux tables et laissait trainer ses yeux amusés sur les tentatives encore infructueuses des deux équipes, les mains jointes derrière son dos. Peter sentait la pression monter, pour un peu qu’il aurait demandé un calmant à Madelyn – il avait déjà eu l’occasion de voir une tablette dépasser de son tiroir de bureau. Il sentit une goutte de sueur perler et serpenter sur les contours de son dos musclé à grand renfort de tirages à la poulie. Plus que 10’ pour trouver une solution à ce casse-tête.

C’est le moment que choisit Irena pour voler un coin de feuille à Hector et esquisser un schéma entouré de plusieurs calculs compliqués. « Regarde, Peter, si on tient compte du ratio rigidité/fragilité des spaghettis, et qu’on multiplie le chiffre par le nombre de centimètres du ruban adhésif, qu’on divise ensuite par la racine carrée de la longueur de la ficelle, et qu’on inscrit finalement le résultat sur la feuille avant de la lécher et de la couper en deux à l’aide de la paire de ciseaux, on obtient un demi morceau de papier sur lequel on lit le chiffre 3. Ce n’est pas un hasard. Si on en croit cette logique, la tour serait optimisée si elle reposait sur trois piliers ». Peter détestait avoir à l’admettre, mais Irena pouvait se montrer brillante dans certaines situations. Il lui arracha la feuille des mains et la posa sur ses genoux, pour que Solène et Pauline constatent que c’était ses connexions neuronales qui avaient démêlé le casse-tête de façon indépendante. Il entreprit de reproduire le schéma d’Irena, qui s’écroula. Une bouffée de frustration lui chatouilla l’estomac, similaire à ce qu’il ressentait quand le barista oubliait qu’il souhaitant son lait d’avoine légèrement gazéifié, et non pas mousseux. A coté, Max et Tim se félicitaient d’une accolade fraternelle, leur tour était déjà haute d’une trentaine de centimètres, ne manquait que la sucrerie à son sommet. Solène annonça 4 minutes restantes, le coup de pression redonna un peu de poil de la bête à Peter, qui se décida enfin à déléguer une partie des tâches. Madelyn se vit assigner le rôle de bâtisseuse de colonnes en cheffe, en enroulant de la ficelle aux jointures de deux spaghettis mis bout à bout, et Irena celui d’experte en fondation adhésive, chargée de réaliser le socle avec le scotch et la ficelle. Peter donnait des ordres et tenait fébrilement le marshmallow, prêt à le déposer en fier conquérant on the top of his tower juste à temps. Mais à cet instant, Madelyn, les mains tremblantes et moites, cassa une des colonnes. Peter perdit patience et cria une suite de mots peu usuels qu’il réservait généralement aux conducteur.ices de Peugeot sur l’autoroute. Madelyn fondit en larmes, sans que Peter n’en soit le moins ému, car un management réussi nécessitait parfois une certaine dureté, et toutes et tous devaient en être conscient·es. Il répara donc lui même la colonne, ses doigts imbibés de guimauve légèrement collants, tandis qu’Hector rajoutait quelques lignes dans ses notes. L’autre équipe avait terminé, il ne restait plus que trente secondes. Madelyn sanglotait, les bras croisés, et Peter était au bord de l’évanouissement, tiraillé entre le début de soulagement quant à la perspective de voir l’exercice bientôt brillamment réalisé et la peur d’échouer si prêt du but. 5…, 4…, Leur tour vacillait, 3…, il posa très doucement le marshmallow sur la pointe, 2… ouf, tout tenait… 1… STOP ! Solène cria à tout le monde de lâcher et reculer. La tour de l’équipe de Pauline était plus basse que la leur, minable. Peter avait gagné, il le sentait, même si le stress du jugement imminent était intense et l’empêchait encore de ressentir pleinement la joie de la victoire. Son rythme cardiaque n’avait pas été aussi élevé depuis plus de 6 mois, date à laquelle remontait sa dernière tentative d’enchaîner 50 burpees à la salle. Solène ricana, une étrange expression sur le visage. Quelque chose clochait, elle tardait à déclarer l’équipe vainqueur. Peter remarqua alors la petite télécommande dans sa main, qu’elle n’avait visiblement pas cessé de tenir précieusement tout au long de l’exercice. Comme au ralenti, Peter vit son pouce se déplacer lentement en direction du bouton vert en haut à droite de l’objet, et s’enfoncer impitoyablement, du coup sec. Le geste s’accompagna immédiatement de deux petites détonation, et deux nuages de confettis carbonisés s’envolèrent en même temps que les spaghettis se brisaient et s’effondraient en gros patatras sur les tables. Ce fut la goutte de trop pour Peter. Un attentat. On le faisait jouer à un jeu pour obtenir une augmentation, et on détruisait son travail sans aucune raison. Il hurla de désespoir, glissant sur sa chaise, et enfouit sa tête entre les genoux, tâchant son pantalon neuf d’une rivière de larmes. Hector, à nouveau,  fidèle à son poste, documenta instantanément le dénouement de la situation, et tendit finalement la feuille à Pauline pour le debrief de leur travail de groupe. Peter releva la tête, et il comprit. L’exercice n’avait jamais eu pour but de tester ni leur compétence de bâtissage de tour, ni ses inclinaisons naturelle pour les leadership, mais simplement de questionner et faire réfléchir sur leur capacité à collaborer sur un projet commun. Il était tombé dans le piège et avait échoué comme un débutant, aveuglé par la perspective de grader dans la boîte. Pauline allait être déçue, peut-être même allait-il  devoir renoncer à sa prime de Noël, voire perdre son poste au vu de sa pitoyable perte de contrôle dans les instants suivant la détonation. Il blêmit en voyant Pauline froncer les sourcils. C’était fini. Celle-ci releva la tête, son expression ne laissait aucune place au doute. Elle était visiblement très contrariée. Le verdict tomba, impitoyable entre ses lèvres pincées.

« Écriture hésitante, trop d’adverbes et d’infinitifs. Aucune créativité langagière. En plus de ça, la feuille est déchirée. Hector, vous êtes viré ». 

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