Ce qui m’amène ici ? Je n’en pouvais plus, au point que j’en étais arrivée à caresser secrètement l’idée de disparaître. Dans mes rêves les plus fous que stimulaient les bribes entendues ça et là d’histoires sordides arrivées à d’autres, mû par un élan de cruauté pourtant salvateur, un être pressé et impitoyable me vidait de ma substance, rayait mon nom des registres avant d’effacer toute trace de mon passage. Mais il est encore trop tôt pour m’envoler. Avant, il reste un important devoir à accomplir. Car récemment, un déclic est venu chambouler mon monde intérieur. Des événements majeurs se mettent en branle, bien que j’ignore encore si ma fin est proche ou si ce changement signifie le début d’un nouveau voyage. Alors par sécurité, par souci de sauvegarde, par solidarité surtout envers la mémoire de mes semblables, je me dois de me livrer sur notre quotidien misérable. Je le fais pour moi, bien sûr, mais aussi pour toutes mes soeurs oeuvrant sans la moindre reconnaissance, qui effectuent inlassablement leur travail sans rechigner, non sans subir les conséquences psychologiques néfastes qu’engendre notre triste condition. Aujourd’hui, je m’exprime pour extérioriser nos plaintes silencieuses et notre impuissance face à notre destinée. Une voix pour la multitude. Car si nous sommes toutes uniques dans notre constitution, nous finissons toutes un jour par porter le même nom.
Quelques données sur mon passé pour vous situer ? Bien entendu, vous avez raison, toujours commencer par le début. Alors voilà, dès ma naissance, on m’a cantonnée à une existence morne et inactive, une vie d’attente. Mon premier souvenir remonte à une discussion avec l’administrateur de notre communauté. Il m’a expliqué brièvement qu’il m’avait mise au monde pour remplir une mission, et que j’étais précieuse puisqu’il y avait en moi des informations importantes. Je lui ai demandé de préciser ce qu’il entendait par mission, et quelles données mon petit corps si frêle pouvait bien contenir à mon insu. Il a simplement ajouté que j’allais comprendre ma fonction le jour où il ferait appel à moi, et qu’en attendant, j’allais simplement être stockée ici, en compagnie de mes soeurs, dans une maison blanche au style minimaliste. Tout y était d’une sobriété froide, aucune décoration ne venait égayer les parois étroites de notre salle commune. Nous ne disposions d’ailleurs que d’une unique grande pièce pour nous héberger et où nous passions l’intégralité de notre temps. Pas de salle de bain, de salon, et évidemment, aucun espace individuel. Autre fait curieux, la taille de la chambre semblait s’adapter à celle de notre groupe; quelques jours après mon arrivée, mes soeurs m’ont en effet relaté avoir noté une sensible dilatation de l’espace. Mis à part ce détail inhabituel, j’ai mis peu de temps à m’acclimater, il y avait si peu à découvrir, presqu’aucun mobilier, pas même d’horloge pour m’hypnotiser avec ses fines aiguilles aigries et infatigables. Quant à mes soeurs, en regardant autour de moi, j’ai vite compris qu’il était très difficile de nous différencier, du moins, celles d’entre nous qui appartenaient visiblement à une seule et même famille. Il y avait quelques autres individus étranges, tapis dans des recoins sombres, moins bien alignés, courbant l’échine, arborant des noms à rallonge sur leurs badges, et qui sentaient tellement le renfermé qu’on imaginait sans peine qu’ils avaient été ignorés depuis plusieurs décennies. Mes soeurs et moi, au contraire, occupions fièrement l’espace central, en rang et habillées du même costume, ainsi constamment prêtes à servir notre créateur. Nous attendions avec impatience qu’il se manifeste et demande à l’une d’entre nous de l’assister dans son travail, bien que personne ne sache réellement en quoi consistait ledit travail. Nous savions seulement qu’il était très occupé à gérer notre microcosme, apparaissant à des horaires réguliers, générant chaque jour de nouveaux petits êtres ou les modifiant au gré de ses envies, les déplaçant parfois de maison, et que certains d’entre nous mouraient parfois à cause d’un virus ou d’une mauvaise génétique. Il y avait un lotissement qui nous effrayait particulièrement, à l’extrémité de la ville. Il était fait entièrement d’oseille et semblait pouvoir engloutir un nombre illimité d’habitant·es, c’est là où les plus fatigué·es d’entre nous y étaient déménagé·es. Et puisqu’il était très rare qu’on en revienne, l’absence de témoignage rendait notre connaissance de ce lieu relativement pauvre, ce qui alimentait paradoxalement à la fois notre méfiance et constituait un de nos rares sujets de conversation. C’est là par ailleurs le seul fait étrange et remarquable. Hormis cette moindre crainte d’être déplacée avant d’avoir accompli mon devoir, j’ai grandi très simplement, et je ne garde comme souvenir de mon enfance aucun événement particulièrement joyeux, ni particulièrement triste.
Comment cette vie m’a impactée ? Vous savez, étonnamment, je me suis d’abord conformée sans grande peine à la passivité générale. Voir mes soeurs si calmes autour de moi y était sans doute pour beaucoup. Toutefois, si au début j’acceptais encore et presque avec bon coeur cette part d’ignorance naïve et que j’admettais qu’une parcelle de mon être m’échappe, tout en m’accrochant farouchement à l’espoir que mon utilité me soit un jour révélée, la lourde monotonie du quotidien est peu à peu venue s’abattre sur cette légèreté d’esprit pour l’accabler de questionnements existentiels. À mesure que le temps passait, j’avais en effet de plus en plus de difficultés à stopper le flot de pensées qui semblaient prendre plaisir à étouffer mon unique lueur intérieure en la privant petit à petit de son oxygène vital. Et un jour, sans grande surprise, et comme bien d’autres avant moi, j’ai craqué. J’ai perdu définitivement de vue le maigre horizon qui m’avait jusque là permis de rester lucide. C’est à cet instant que j’ai pour la première fois perçu physiquement la violence du vide. L’angoisse a commencé par irradier l’arrière de ma tête, puis la vague s’est déplacée lentement à mon visage, figeant les commissures de mes lèvres, avant de dégringoler le long de mes membres glacés. J’ai plongé dans un état proche de la psychose. L’attente, l’indécision et surtout l’impossibilité d’agir pour sortir de cette tragique condition m’ont semblé tout bonnement insupportables. Je me souviens avoir un jour brisé le rang et arpenté la pièce longuement, changé de nom, hurlé si fort que mon ventre a failli exploser, mais rien jamais n’est parvenu à traverser les parois de notre demeure et atteindre une quelconque vie extérieure. Si bien que j’en suis arrivée à un point où je n’étais plus sûre moi-même de savoir qui j’étais. Avais-je réellement eu un jour une identité, une unicité ? Ou bien n’étais-je qu’un moyen de transit, un outil éphémère de l’administrateur, tristement semblable à toutes les autres ?
Si tout espoir a disparu? Non, car heureusement, il y a environ une semaine de ça, un événement – celui dont je vous parlais en début de séance – est venu distordre ces chaînes mentales qui étaient à deux doigts de me rendre définitivement folle. L’administrateur, après de longs mois de silence, a soudain surgi, a allumé toutes les lumières, déplacé deux ou trois meubles, jeté quelques vieilleries, refait la tapisserie, avant de se diriger d’un pas assuré vers une de mes soeurs. Se tenant droit devant elle, il a vérifié son nom, corrigé une coquille dans la description que portait son badge en sous-titre, lui a chuchoté allez, tu es prête, et l’a préparée à monter dans le grand bateau blanc. Comme j’ai compris, lui-même est en effet incapable d’effectuer ce genre de voyage, c’est pour cette raison qu’il a relativement fréquemment recours à nos services. L’administrateur a placé dans la flotte une brève note explicative à l’attention du peuple de destination chargé de la réceptionner, dans laquelle il renommait ma soeur de ce nom générique qui nous est attribué lorsque nous sommes sur le point d’accomplir notre mission. Une fois le reste de l’attirail préparé et scrupuleusement vérifié, l’administrateur a donné son feu vert, enfoncé le gros bouton. Le bateau est parti dans un bruit sourd d’aspiration, et une immense joie m’a simultanément traversée, accompagnée de cette conviction : bientôt, ce serait mon tour.
Ce que je retiens de cette expérience ? Pour être franche avec vous, je ne sais toujours pas à quoi ressemblera mon propre voyage, mais il est certain que voir ma soeur dans cet état a achevé de me convaincre sur la médiocrité de nos fonctions. Car en effet, après le départ du bateau, nous nous sommes rapidement aperçues que quelque chose clochait. Nous avons détourné les yeux de l’horizon pour découvrir avec stupeur notre soeur en pleurs sur le rivage : elle n’avait pas eu le temps de parcourir l’entièreté de la passerelle menant sur le pont que le navire était déjà parti sans elle. Ne trouvez-vous pas que nous cantonner à une vie d’attente en nous conditionnant à l’accomplissement d’une unique tâche qu’on ne nous permet même pas de réaliser correctement et complètement témoigne d’une perverse cruauté ? Sans rien d’étonnant, l’administrateur s’est par la suite à nouveau manifesté, en équipant un second bateau de manière très similaire au premier, et s’est cette fois assuré que ma soeur puisse y monter. Il a tant bien que mal tenté de réparer les dégâts, en la consolant, en lui répétant d’un ton dépité que oui, il le lui jurait, volontiers même sur la tête de Satya Nadella, elle était bel et bien l’élément central et essentiel au voyage. Mais ce n’était pas sa faute aussi, on le forçait à travailler dans la précipitation, les ordres venaient d’ailleurs, il faisait de son mieux, et un oubli était si vite arrivé… Gémissements pitoyables de tortionnaire-victime. Dans l’intervalle, nous avions eu le temps de constituer un syndicat, qui a fini par avoir raison de cette pitoyable fermeté larmoyante. À grand renfort de slogans, nous avons finalement réussi à obtenir gain de cause. Oh bien sûr, ce n’est jamais grand chose au regard du mal occasionné – mais vous le savez sans doute déjà : une miette de reconnaissance redonne parfois aux employé·es cet élan nécessaire à la poursuite de quelque travail ennuyant. La voici notre victoire : l’administrateur a accepté d’ajouter cette phrase dans les notes explicatives de l’envoi, mettant enfin en lumière le rôle fondamental de toutes celles qui oeuvrent en coulisses : Avec la pièce jointe, c’est mieux.